"Entre ses mains" : Assurance tous risques

Anne Fontaine

Note : 3/5 (5 notes)

Je viens de revoir "Entre ses mains" que j'avais adoré et je l'aime toujours autant, c'est bon signe... Superbe histoire d'amour pas traditionnelle du tout dans un contexte de ville de province que sait si bien traiter la réalisatrice de "Nettoyage à sec", Anne Fontaine : un serial killer terrorise la région tandis qu'une employée d'assurance entretient des relations passionnément muettes avec un étrange vétérinaire travaillant dans un zoo... Isabelle Carré et Benoit Poelvorde époustouflants de justesse et d'émotion !

Difficile de raconter un film qui provoque plus de sensations que de raisons explicites et apparentes d'être troublé(e)… Car c'est bien là le sujet du film, qu'est-ce qui pousse Claire Gautier, sage mère de famille employée dans une compagnie d'assurance, dans les bras d'un vétérinaire psychopathe soupçonné d'être le serial killer qui terrorise la ville de Lille depuis un an ?
Dans une interview, la réalisatrice, Anne Fontaine, spécialiste des méandres de l'inconscient avec un remarquable «Nettoyage à sec», «Nathalie» et « Comment j'ai tué mon père», explique «je souhaitais créer une tension dramatique et un climat de suspense uniquement sur des sensations et des émotions». Mission accomplie.
Ce qui fascine la réalisatrice, c'est la part d'ombre en chacun de nous, ces vies ordinaires en sommeil violées par l'intervention d'un tiers catalyseur de pulsions enfouies et qui les seraient restées. Comme elle le fait dire au vétérinaire «de toute façon, on ne connaît personne, on ne se connaît même pas soi-même».
Le thème avait été scandaleusement développé avec «Théorème» de Pasolini en 1968 où un jeune homme, archange pervers ou révélateur de pulsions inavouées, séduisait tous les membres d'une famille. Comme Stanilas Mehrar le fera dans « Nettoyage à sec », et comme dans ce dernier film, «Entre ses mains» se passe également dans une ville du nord où la vie s'écoule morose sous un ciel gris.

Il a suffi d'une déclaration de dégât des eaux , de quelques plaisanteries d'un vétérinaire hâbleur, dragueur, Laurent Kessler (Benoit Poelvoorde), pour que bascule l'existence rangée de Claire Gautier (Isabelle Carré), employée modèle de la société d'assurance. Claire, lisse et transparente comme son prénom, accepte volontiers les incursions de ce vétérinaire entreprenant et triste qui la distraie de son quotidien uniforme. Quand elle lui demande «vous êtes heureux ?», il répond «ce n'est pas ce que je cherche» ou «je vais plutôt mal en général». Claire est fascinée par ce mélange de désespoir, d'humour et d'autorité, quand elle hésite à accepter un café, il lui dit «je ne vous demande pas si vous voulez prendre un café, je vous dit qu'on va prendre un café, là, maintenant».
Le soupçon s'installe d'abord chez le spectateur : un flash radio parlant d'un serial killer dans la voiture de Claire qui va justement constater le dégât des eaux dans le cabinet vétérinaire, les instruments de chirurgie sur un plateau, la cave pour le constat, comme dans «Nettoyage à sec» où le sous-sol des pulsions collait au décor. Le soupçon s'installera beaucoup plus tard dans la tête de Claire bien que Laurent la provoque "ces instruments, c'est avec ça qu'il les tue, ce type !"
Subjuguée par cet homme qui la révèle autant qu'il la menace, Claire protège-t-elle cet homme inquiétant ou les sensations fortes qu'il lui procure ? Il y a naturellement une part de "Madame Bovary" chez Claire et sa meilleure amie, ces deux femmes provinciales, aux désirs anesthésiés et insatisfaits depuis trop longtemps, qui bavardent de fantasmes et de « tous ces types qui ne sont pas à la hauteur » en faisant de la gym.

La métamorphose de Claire est subtile, quand elle le rejoint dans cette boite de nuit glauque, elle est maquillée légèrement, elle porte une robe noire discrètement décolletée, des bas fumés. Et elle danse, elle se déhanche, les cheveux blonds en bataille, libérée, enchaînée, et il la regarde danser seule comme il l'a regardée chanter dans un bar de karaoké.
Petit à petit les rapports s'inversent, c'est Claire qui impose le tutoiement, c'est elle qui l'invite à boire un dernier verre chez elle en l'absence de sa famille, c'est elle qui l'embrasse furtivement pour lui dire au revoir au zoo. C'est lui à présent qui tremble, totalement désarçonné devant tant d'innocence et de confiance, il est « entre ses mains » comme elle est dans les siennes.
Dans l'appartement de Claire, jambes gainées de noir repliées sous elle sur un canapé, souriante et paisible, il résiste marmonnant «je vais y aller»… C'est la plus belle scène du film, elle derrière son dos dans la pénombre, l'ange innocent et complice, lui, le tortionnaire potentiel, le visage décomposé, soumis à la torture du désir. On ne sait plus alors qui est la proie, elle qui l'attire, lui qui lutte contre des forces obscures, qui va pourtant l'embrasser, puis, y renoncer, se diriger vers la porte comme une ombre filmée de profil.
Les images sont simples et belles, créant l'émotion en un plan, la silhouette minuscule de Laurent Kessler marchant vite sur l'esplanade, observée par Claire de la fenêtre de son bureau, un petit manteau sombre et voûté qui s'éloigne sans se retourner… Les scènes s'enchaînent sans aucun temps mort, sans aucun artifice gratuit, chaque image correspondant à une émotion ou une ambiance, un visage, un regard, une table familiale, un bar enfumé, une musique assourdissante, les images sont au service des sensations, petit à petit, on se surprend à attendre le coup de téléphone de Laurent comme Claire dans son bureau jusqu'à comprendre sa fascination pour cet homme…
Bien que la réalisatrice ait déclaré «je ne souhaitais fournir aucune fiche psychologique sur ces personnages», on a quelques éléments dans les dialogues qui d'après le « Télérama » en diraient trop et l'action pas assez... Claire, des cicatrices sur les poignets datant de l'adolescence «pour être sûre que j'existais», était «une enfant totalement transparente». Laurent croisant sa mère, une vieille femme fantomatique comme la Madame Bates de «Psychose», disant alors à Claire «partez avant que je ne vous déballe mon enfance !».
Le choix du vétérinaire séducteur a déjà fait ses preuves dans le registre de la comédie : Claude Brasseur qui séduisait Josiane Balasko en soignant son chien dans «Signes extérieurs de richesse», Jean Rochefort, célibataire harcelé par les femmes dans «Le Bal des casse-pieds». Ce qui est nouveau, c'est la parallèle entre l'animal et l'animalité qu'ose Anne Fontaine, jamais avare de transgression des tabous.

Les acteurs :
Isabelle Carré (Claire) est éblouissante de naturel et de légèreté qui s'opacifie imperceptiblement au fur et à mesure de l'histoire. Elle possède quelque chose des héroïnes d'Hitchcock et de Catherine Deneuve auprès de laquelle elle a d'ailleurs débuté dans «La Reine blanche». C'est une actrice fluide, intemporelle, solaire, qui semble absorber son personnage plus qu'elle ne joue.
Benoit Poelvoorde est absolument comme je l'espérais : plus que parfait : à la fois enjôleur et désespéré, impénétrable et extraverti, inquiétant et vulnérable, et séduisant, c'est possible ! Ce type est un monstre… d'acteur, le meilleur en Europe. Absolument aussi convaincant en sosie de Cloclo («Podium»), qu'en vétérinaire psychopathe ou en seconde roue du vélo («Guislain Lambert»).
Une belle histoire d'amour plus romantique qu'il n'y paraît...

Mini-Pitch : quand une employée d'assurances entretient des rapports muettement passionnés avec un étrange vétérinaire pendant que toute la ville est terrorisée par un serial killer... Un must...

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